L’IA comme outil, l’illusion de la maîtrise

Un outil déclenche des effets dans le monde, effets régis par les lois naturelles. L’IA déclenche des inférences calculatoires dans l’ordinateur, régies par des lois mathématiques. C’est différent.

Définition courante

L’outil est un moyen matériel ou immatériel permettant par son action déclenchée, répétitive ou non, numérique ou analogique, de façonner, produire, transformer, décorer, créer et détruire un intrant en produisant un extrant. En anthropologie, tout outil est une production humaine pour compenser une faiblesse initiale. [1]

La notion d’outil revient souvent s’agissant d’IA (outil d’aide à la création, au diagnostic, etc.).

[1] André Leroi-Gourhan, reprenant les thèses d’Ernest Kapp (inspirée de von Humbolt), à travers les écrits d'Alfred Espinas, décrit les outils comme des prolongements, des « projections organiques » permettant à l’humain de se doter de fonctionnalités nouvelles (démultiplier sa force, frapper à distance, creuser le sol...). Chaque outil, de ce point de vue, peut-être donc perçu comme une forme de prothèse pour l’humain.

Application à l'IA?

Certains auteurs [1] ont relevé d’avance, le problème qu’il y aurait à ranger sous le vocable “outil” ce que nous nommons aujourd’hui IA : ainsi, un consensus philosophique - ainsi que le bon sens - indiquent que les outils numériques (dont l’IA) participent à un techno-pouvoir [2] mettant en œuvre le machinisme social. On parle aussi de "machine à gouverner" [3]. Chacun relève la contradiction : si l’IA est un outil, elle ne devrait pas dans le même temps être une facette de Big Brother.

Il faut d’abord distinguer entre l’outil de calcul déconnecté, et tout le reste.

Nous admettons tout à fait qu’une calculatrice non programmable (calculette) puisse être qualifiée d’outil de calcul (elle obtient toujours le même type d’extrant, le même nombre d’extrants, et ce dernier ne s’échappe pas en-dehors de l’outil). Ou encore : la console de jeu déconnectée peut être qualifiée d’outil de jeu.

Prenons un moment pour considérer ce que l'IA génère : elle transforme des données de divers types en quantités variables et indéterminées (quelle sera la suite de 1 et de 0 qui servira de granularité pour le comptage ?), dans une production d’extrants qui peut être infinie s’agissant de machines auto-reconfigurables, et quoi qu’il arrive, tout cela traité sur du cloud, c’est-à-dire sur d’autres serveurs, ailleurs dans le monde… 

Rappelons aussi que les limites du “système” à l’intérieur duquel on cherchera l’extrant (ex. l’output de ChatGPT), sont largement conventionnelles : pourquoi ne devrait-on retenir que le résultat sur l’écran? Ce dernier, c’est celui qui a été choisi parmi tous les résultats, comme celui qui “parlera” à l’utilisateur. Mais ce n’est pas la totalité de la production artificielle.

[1] Ernst Kapp met en évidences les deux finalités très différentes des outils, selon qu'ils sont destinés à la réparation ou au prolongement du corps.

[2] En anthropologique/philosophie des techniques, un "techno pouvoir" est un pouvoir de contrôle des êtres vivants et surtout des humains en utilisant des outils techniques . C’est une subdivision du « biopouvoir » (Foucault) qui désigne la capacité et la volonté par des êtres vivants et surtout des humains de dominer et régimenter d’autres êtres vivants. Le « techno pouvoir » de l’IA s'inscrit à mon sens très bien dans la prolongation de réflexion sur le machinisme de Lewis Mumford. Le « machinisme » est la volonté de réorganiser la société de manière rationalisée pour « mécaniser » et « optimiser la productivité » de la société humaine.

[3] Ce qui introduit un aspect normatif sur cette technique. Arnaud Billion, Sous le règne des machines à gouverner, Larcier 2022

Problématique : outil numérique ou levier de techno-pouvoir?

La notion d’outil pourrait s’avérer trompeuse s’agissant d’un programme informatique mobilisant les grandes données (big data), l’apprentissage par renforcement, la mémoire et la génération probabiliste. 

Ceux qui insistent sur le caractère d’outil ne font que masquer la réalité du “techno-pouvoir” indissociable. 

Par exemple, on parle souvent des “outils” numériques dans les systèmes de santé. Or, la plus grande partie des logiciels de traitement sémantique d'ores et déjà déployés dans le secteur de la santé en Europe et en Amérique du Nord visent à standardiser le remplissage des formulaires de gestion, et en particulier à appliquer automatiquement des codes de facturation optimaux en fonction de ce que les logiciels détectent dans les autres champs d'un même formulaire et dans d'autres formulaires du même patient. [1] C’est l’application d’un automatisme et d’une certaine rationalisation comptable qui permet en effet un transfert du pouvoir au sein des institutions hospitalière. [2] Transfert du pouvoir d’un médecin y comprenant quelque chose sur le fond, mais peu intéressé par le bilan financier global, à un “parti” de la procéduralisation, qui rassemble tous ceux qui pourront vivre de cette transformation en tâches calculables : bureaucrates, éditeurs de logiciels, rédacteurs de normes etc. (et médecin lui-même) Si cet exemple ne paraît pas assez probant, on peut facilement en imaginer l’équivalent dans tous les autres secteurs économiques, et se demander si, à la fin de la journée, ce qui est localement perçu comme un outil ne serait pas en fait une facette de tout à fait autre chose.

Pour en revenir à la question principale de ce chapitre, il nous paraît contestable de parler d’outil, lorsque ce que l’on désigne obtient des effets impromptus… et nous ne parlons pas ici du caractère imprévisible du résultat, mais bien des “Effets Impromptus”. Précisons ceci :

Si le fameux “effet papillon” est réel, par lequel le battement de cils déclenche quelque part ailleurs, un tsunami, allons-nous considérer ce battement comme un outil? Certainement pas ! A fortiori, lorsque l’on est certain que l’IA déclenche des effets impromptus, il paraît encore moins raisonnable de parler d’un outil. Pourquoi en est-on certain? Parce que l’IA déploie ses calculs dans des ordinateurs allumés et que les programmes sont capables d’inter-opérer. 

Déclencher des calculs et des inférences dans les ordinateurs, n’est pas déclencher des chaînes de causalités dans le monde. 

L'IA ne peut pas être strictement qualifiée d'outil, car contrairement aux outils classiques qui permettent d'interagir avec les lois naturelles (les outils en tant que "projection organique" en philosophie des techniques) ou d'assister la pensée humaine (les "outils de l'esprit", toujours en philosophie des techniques), l'IA dépasse ces limites. Elle agit de manière performative d’abord dans l’ordinateur, puis sur le monde. Elle transforme le monde numérique indépendamment des lois naturelles et des mécanismes cognitifs humains… c’est-à-dire indépendamment des limitations autres que la puissance de calcul disponible et la qualité du code logiciel. C’est une situation très particulière, qui n’est pas partagée par les autres outils.

Une analogie possible serait de considérer l'IA un peu comme l’Anneau Unique forgé par Sauron dans le célèbre roman : Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, c'est à dire comme une chose ayant l'aspect a priori d'un outil mais qui, en fait, dépasse largement dans ses effets sur le monde, l'intention de son utilisateur.

De manière similaire, on pourrait, dans un tel contexte, comparer l'IA au feu : un briquet est un outil utilisant le feu, mais le feu en lui-même n'est pas un outil. De même, un logiciel fonctionnant avec des processus assimilables à de l'IA peut être utilisé comme un outil, mais l'IA en elle-même ne peut pas être simplement réduite à un outil.

La notion d’outil est également trompeuse par son caractère à la fois réducteur et imprécis : l’outil est-il digital uniquement, est-il phygital avec une emprise sur le monde réel ou bien est-il physique (drone autonome) ?

[1] De tels logiciels ont accompagné le déploiement du principe de facturation à l'acte sans que puisse être démontrée l'efficacité de ce principe sur la qualité résultante des soins.

[2] Cf. les travaux de Graeber et Stiegler.

Propositions

On ne devrait parler d’outil que lorsqu’on est capable d’identifier la production de manière précise et objective. Il est intéressant, en matière d’outils, de distinguer ce qu’ils produisent, et ce qui en résulte indirectement. Mais en matière informatique, ce n’est que du calcul et la distinction devient spécieuse.

Il n’y a aucun intérêt à parler d’outil lorsque ce dont on parle déclenche de manière certaine des séries d’inférences conventionnelles-mathématiques-électriques. Autrement dit, les effets possibles et imprévus de l’outil ne devraient pas être assimilés aux inférences certaines et imprévisibles dans l’ordinateur. [1]

Si l’action de l’outil a un effet systématiquement et principalement impromptu (et exceptionnellement prévisible)... typiquement le cas d’un logiciel d’IA connectée, on ne devrait pas parler d’outil. Bien sûr, cela est frustrant pour ceux qui utilisent l’IA comme ils utilisent un outil. Mais on doit leur dire avec force : ce n’est un outil que pour son utilisateur. Pour tous les autres, c’est bien autre chose [2]. Le prisme de l’usager ne devrait pas voiler la réalité sous-jacente, réticulaire et sans limite claire mais toujours rouvrir le champ d’investigation.

L’IA a toutes les apparences d’un outil numérique (mais cette qualification est incomplète) en ce qu’elle participe à la création, à la transformation et à la production de résultats spécifiques à partir d'entrées données spécifiques… mais l’IA se distingue des outils traditionnels en raison de sa capacité à générer des extrants complexes et variables, souvent de manière in(dé)finie, à partir de différentes formes de données. 

Il faut systématiquement assortir la réflexion sur l’outil, à celle sur les autres obtentions, non objectivables de l’IA : toutes les reconfiguration induites, autres que l’extrant visible “sur l’écran”; ce sera le gage d’une prise en compte du “techno-pouvoir” ci-dessus mentionné.

En ce qui concerne l'IA, il serait plus approprié de considérer son potentiel en termes de pouvoir technologique, faisant partie d'un ensemble plus vaste de machinisme social et contribuant à la normalisation, à la rationalisation et à l'optimisation de la société humaine (sur lesquelles nous ne prenons pas ici position, mais ailleurs). Certains parlent, dans la lignée des inventeurs de l’informatique, de “machines à gouverner”.

En conclusion, bien que l'IA puisse être considérée comme un outil numérique selon une perspective réductrice, son caractère complexe et évolutif soulève des vraies questions quant à son application stricte à la définition traditionnelle d'un outil. La compréhension de l'IA nécessite donc une réflexion approfondie sur son rôle dans le techno-pouvoir et le machinisme social, ainsi que sur ses implications en matière de contrôle et de transformation des êtres vivants et de la société dans son ensemble. 

Utiliser le mot “outil” pour la désigner, c’est désormais consentir à (se) mentir sur sa véritable dimension.

[1] Ceci pourrait être rapproché de l’école du réalisme critique qui distingue le réel empirique   : C’est le domaine de l’expérience et des impressions. Le réel actualisé   : C’est le domaine des événements, des états de fait. Le réel actualisé se différencie du réel empirique par exemple dans la situation suivante   : des personnes qui regardent un match de foot ressentent différemment (réel empirique) ce même événement (réel actualisé). Le réel profond   : C’est le domaine des forces, structures et mécanismes. Le réel profond se distingue du réel actualisé par exemple dans le cas suivant   : les feuilles d’automne ne sont pas en phase avec la gravité (réel profond) car elles sont également sujettes à d’autres facteurs comme l’aérodynamique (qui font planer les feuilles = le réel actualisé).

[2] L’IA n’est pas un outil pour son utilisateur, pourtant l’utiliser c’est s’outiller et l’usage en fait un outil employé par l’utilisateur. Pour la société développant l’outil, il s’agit d’un produit, pour ses clients d’un outil voire d’une ressource. Pour le juriste, il s’agit d’un objet. Pour le philosophe, il s’agit d’un objet ontologique. Enfin, pour internet, il s’agit d’un nom de domaine résolvable herbergé chez google. Pour un néophyte, il s’agit de bard. Pour un journaliste, il s’agit d’un sujet de brève. Pour un influenceur linkedin, d’une martingale qui fera monter son reach. Pour l’architecte qui l’a conçue, il s’agit de 10000 heures de travail intenses, de 417 jours de développement, de presque le double de café et du projet qui lui a permis d’oublier un peu son ex Barbara. Pour Warren Buffet, l’IA est une tendance et une opportunité d’investissement permettant un effet de rendement. Enfin, pour Amazon, il s’agit d’un usage client particulièrement juteux. Autant de distinctions que de réalités et presque de subjectivités.

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