Discours tronqué ou truqué ?

Illusion d'amélioration

Un problème avec un algorithme ? On doit pouvoir en choisir un meilleur ! Un système défaillant ? Modifions ses intrants pour l'améliorer ! Tout, plutôt que de regarder en face l'intrication logicielle ! Les informaticiens sauront bien s'en occuper, puisque c'est leur problème, n'est-ce pas ?

Pourquoi ?

La présentation mainstream de l'IA fait presque toujours l'impasse sur cette idée pourtant incontournable qui est qu'un nouveau produit logiciel ne peut fonctionner qu'en interaction avec d'autres produits logiciels (de même qu'une clé USB a besoin, pour fonctionner, de la présence d'un ordinateur).

Ces autres logiciels (qui vont bien vite eux-mêmes se transformer, casser leurs propres interactions et réclameront une réparation) ne sont bien sûr jamais évoqués, parce que les interactions et effets qui en découleront sont difficiles, voire impossibles à anticiper.

On préfère alors cultiver l'illusion de la maîtrise, en faisant comme si le logiciel allait travailler tout seul, de même que le ferait un outil autonome, et persévérer dans son être, comme le fait un organisme vivant.

On nous sert alors le discours tronqué, celui qui ne considère que l'effet possible théorique, dont on comprendrait toutefois, si l'on se posait la question, qu'il n'adviendra probablement jamais. Cela légitime à tort de nouveaux travaux théoriques (du travail pour les théoriciens de l'IA). L'organisation du travail étant ce qu'elle est, beaucoup sont occupés à légitimer leur position sociale y compris dans ce qu'elle a d'irrationnel, au détriment de l'action un peu plus globale, dans une quête rationnelle de l'action véritable par des professionnels éventuellement compétents, expérimentés, loyaux et courageux.

De la sorte, selon nous, trop peu d'informaticiens sont payés pour endiguer ce qu'ils nomment les effets de bord ou anticiper la dette technique. Un équivalent en matière de traitement des règles : il y a trop peu de magistrats et auxiliaires pour juger le déluge des vices de procédure.1

Arnaud Billion et Thomas Cassuto, Traitement par IA des vices de procédure : rupture ou continuité ? Les cahiers de la Justice, 01/2023

Réductionnisme

Se concentrer sur les problématiques de développement et d'usage de l'IA, c’est négliger les déterminants incontournables liés à l’intégration et à la maintenance du code. C’est s’attaquer (faiblement) aux problèmes mous (décréter de nouvelles règles d’action, et déplorer les difficultés d’usage) en contournant les problèmes durs (reprise en main de systèmes techno-normatifs déjà largement en pilotage automatique). 

Un bon exemple : le vote prévu d’une nouvelle loi pour protéger les mineurs sur internet (usage) ; on relève d’emblée qu’il ne sera pas techniquement possible de la faire appliquer, mais on n’hésite guère à écrire un nouveau texte normatif. Il y aura alors quelques nouveaux logiciels à installer.

Régulation

Lorsque les frontières objectives des systèmes sont absentes, la convocation de vocables trompeurs s’apparente à une escroquerie intellectuelle. Par exemple, les systèmes d'intelligence artificielle de l'IA Act sont de pures fictions juridiques, qui ne renvoient à rien de précis. Les régimes juridiques associés sont dès lors tout à fait hasardeux.

Ainsi, il ne faudrait pas négliger que la régulation produit de la légitimité et de la légalité, et par suite le déploiement de technologies d’interaction qui n’auront pas été anticipées, et que l’on déplorera rapidement... avant de tenter une nouvelle régulation.

Fin du travail

Travail et IA devraient sérieusement être spécifiés, et le périmètre rigoureusement défini, avant d’avancer la première hypothèse à ce sujet.

En plus de cela, il nous paraît très contestable d’isoler les variables dans un milieu social ouvert (en dehors, donc, de l'espace défini de l'ordinateur). Il n’est pas douteux que l'essor de l'IA va avoir un impact conséquent sur le monde du travail… en continuité évidente avec le déploiement de l’informatique d’entreprise, et de la bureaucratie de manière plus générale, puisque le plus souvent, l’IA est intégrée comme logiciel au sein de business process.

Certains emplois seront remplacés et d'autres créés. Ce qui devrait advenir, ce n'est pas la "fin du travail" mais une adaptation globale des cadres de travail qui recourront à l’IA. Un peu à l'image de l'essor des technologies numériques dans les différentes sphères professionnelles depuis la fin du XXe siècle.

Toutefois, la maîtrise par le professionnel de l'usage de l'IA sera une aptitude de plus en plus nécessaire dans un nombre sans cesse croissant de métiers.

Frugalité

Les initiatives vers la frugalité — toutes lucratives d'une manière ou d'une autre — sont nombreuses.1

Ceci ne nous paraît vraisemblable que dans un cas relativement restreint : celui d'un programme d’IA déconnecté (standalone) attachée à un dispositif (device) lui-même frugal.

Pour le reste, la recherche de frugalité ne paraît crédible, que parce que le périmètre d’analyse (type coût complet ou cycle de vie) a été théoriquement délimité. Mais, ces frontières théoriques sont bien impuissantes à arrêter les propagations énergétiques dans un réseau tel qu’internet !

L’IA dans le cloud ne peut être frugale, ou plutôt cette recherche de frugalité n’a qu'un sens fort limité. On peut imaginer, cependant, des clouds fermés et strictement supervisés. Selon notre expérience, c’est une infime minorité. Nous développons ailleurs cette question.

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